Tribune d’Emmanuel Dreyer « Pegasus : le royaume du Maroc a-t-il le droit de défendre l’honneur de ses services ? »

Agrégé des facultés de droit, professeur à l’École de droit de la Sorbonne Emmanuel Dreyer, pose la question de fond qui établit qu’un Etat, selon la loi française, ne peut se défendre lorsqu’il s’estime diffamé. Dans le cas d’espèces, la question concerne le Maroc engagé à l’heure actuelle dans une procédure en diffamation dans l’affaire Pegasus. La tribune d’Emmanuel Dreyer a été publiée ce 25 janvier dans Valeurs actuelles.

Pour rappel, le Maroc s’estimant injustement accusé dans une vaste campagne médiatique contre lui, a attaqué en diffamation les ONG qui l’ont désigné comme l’un des principaux pays ayant surveillé des téléphones français dans l’affaire du logiciel d’espionnage Pegasus.

Le professeur de droit fait le distinguo entre liberté d’expression et liberté de se défendre en tant qu’Etat étranger qui estime qu’un de ses services est attaqué injustement. Il demande également distinguer entre croire ou ne pas croire cet Etat, ou que sa requête menera forcément à des condamnations de journalistes et directeurs de publications.

La question que pose Emmanuel Dreyer est une question fondamentale de Droit et d’égalité de traitement devant la loi. Il rappelle qu’en France, « la liberté d’expression bénéficie d’un régime particulièrement protecteur qui a vocation à s’appliquer dès lors qu’un juge est effectivement saisi »  Il rappelle également que la Cour de cassation empêche tout Etat d’ester en justice contre la presse, depuis 2018, puisqu’aucune disposition légale « ne permet à un État étranger, pas plus qu’à l’État français, d’engager une poursuite en diffamation sur le fondement de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, un État ne pouvant être assimilé à un particulier au sens de l’article 32, alinéa 1, de la loi précitée ». Sauf que les institutions de la république française sont « spécialement protégées contre la diffamation publique par l’article 30 de la loi du 29 juillet 1881 ». 

Emmanuel Dreyer  précise « qu’ une sanction aggravée s’applique à la publication de propos qui remettent en cause l’autorité de la République en fragilisant ses institutions ». Partant de là, il ne devrait pas en être autrement des institutions d’un État étranger. Car souligne -t-il « le respect du principe d’égalité semble bien, alors, menacé ». Ainsi, les administrations étrangères « doivent pouvoir revendiquer la protection de droit commun que le droit français organise en cas de diffamation envers un particulier : cette catégorie subsidiaire profite à tous ceux, personnes physiques et personnes morales, qui ne sont pas diffamés dans l’exercice sur le territoire de la République d’une prérogative de puissance publique.

Il en va ainsi pour les individus comme pour les sociétés, pour les chefs d’États étrangers comme pour les administrations d’États étrangers ».

Emmanuel Dreyer conclut son argumentaire en énonçant que « Consulté par le royaume du Maroc sur cette question, nous estimons que cet État est recevable à se constituer partie civile, sur le fondement de l’article 32, al. 1, de la loi du 29 juillet 1881 incriminant la diffamation publique envers un particulier, dès lors qu’il prétend agir au nom de l’un de ses services publiquement mis en cause. Il s’agit là d’une question tout à fait essentielle. Peut-on en effet imaginer que, sous prétexte de défendre la liberté d’expression d’organes de presse français, on interdise en France l’accès à la justice d’un État dont les services sont diffamés sur le territoire de la République ? Il ne s’agit pas de prendre ici parti sur le fond. Il s’agit d’ouvrir une discussion. Nous souhaitons que le juge saisi puisse dire si cette action est bien fondée ou non. Nous souhaitons qu’il puisse vérifier les faits et leur justification éventuelle. Il nous semble que la liberté d’expression ne se divise pas et qu’elle ne saurait être correctement protégée si elle ne peut s’exercer dans les prétoires mêmes. Peut-on imaginer de garantir cette liberté partout sauf devant le juge en déclarant par principe irrecevables toutes actions engagées pour défendre la réputation d’un service de renseignement étranger ? L’accès au juge doit impérativement être préservé car, sans sa médiation, la liberté d’expression perd tout son sens : s’il devient possible de dire n’importe quoi, la vérité n’a plus aucun intérêt. »

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