Najib Akesbi-PLF 2020 : « certaines mesures vont à l’encontre des directives royales »

Le Conseil de gouvernement réuni, le 17 octobre à Rabat, sous la présidence du Chef du gouvernement, Saâdeddine El Othmani, a adopté le Projet de Loi de Finances (PLF) 2020 qui a été présenté hier devant les deux Chambres du Parlement. Celles-ci ont tenu une séance plénière commune consacrée à la présentation du PLF 2020 par le ministre de l’Economie, des Finances et de la Réforme de l’administration, Mohamed Benchaâboun.  En effet, ce PLF vise un taux de croissance du PIB de 3,7%, un objectif fondé sur l’hypothèse d’une récolte céréalière de 70 millions de quintaux, un cours moyen de pétrole à 67 dollars le baril et un prix moyen du gaz butane à 350 dollars la tonne. Présentation, explication, et analyse de ce PLF par Najib Akesbi, Économiste et Professeur de l’enseignement supérieur.

Le PLF a fait son apparition, quelques jours après le remaniement ministériel. La première question qu’on pourrait poser est : qui a élaboré ce PLF, l’ancien Exécutif ou bien le gouvernement Othmani II qui a vu le jour il y a 13 jours ? 

Effectivement, le PLF est sorti quelques jours après l’arrivée d’un nouveau gouvernement. On peut se dire que c’est l’ancien gouvernement qui l’a élaboré. Cependant, le nouveau gouvernement est venu au nom de la compétence, n’ont-ils, donc, rien à dire sur ce PLF ? Toutefois, ce PLF n’est ni réellement celui de l’actuel gouvernement ni celui du précédent. C’est un PLF qui s’inscrit dans la continuité des PLF faits depuis plusieurs années et qui portent l’empreinte forte des institutions financières internationales. N’oublions pas [et soyons clairs surtout], que depuis 2012, le Maroc signe une Ligne de Précaution et de Liquidité (LPL) avec le Fonds Monétaire International (FMI). D’ailleurs, la 4ème ligne de précaution vient d’être signée. La LPL a été renouvelée en juin. Il faut bien comprendre que la LPL est un programme d’ajustement qui ne dit pas son nom. En vrai, ce ne sont que des conditionnalités. Vous n’imaginez pas, une seconde, que le FMI va renouveler pour la 4ème fois sa LPL sans exiger du gouvernement des conditionnalités. On sait que presque depuis 2012-2013, le gouvernement veille à adresser au FMI une lettre d’intention, une lettre dans laquelle il s’engage à faire ce que lui impose le FMI, avant d’élaborer le PLF.  Au-delà du changement du gouvernement, le PLF est une loi qui porte le sceau de l’orthodoxie financière dans la continuité de ce que le Maroc fait sous l’égide des institutions financières internationales. 

On dit que le PLF est un exercice prévisionnel. C’est pour cela qu’il est important d’examiner d’abord les hypothèses dans lesquels il a lieu, ce qu’il représente et surtout dans quelles mesures, c’est  une prévision sérieuse. Que pensez-vous, donc, des hypothèses qui ont fondé ce PLF ?  

Etant donné que le PLF est un exercice prévisionnel, sa fiabilité dépend des hypothèses sur la base desquelles il est fondé. La première hypothèse : on prévoit un taux de croissance de 3,7%. Ce n’est pas un taux de croissance réaliste surtout que le taux de cette année est de 2,7%. Pratiquement, depuis 4 ans, on est davantage proche du pourcentage de 3% que celui de 4%. Il s’agit d’un taux qui apparaît plutôt optimiste. D’ailleurs, la preuve est que la Loi de Finances 2019 avait prévu un taux de croissance de 3,5% mais on ne va réaliser que 2,7%. En outre, quand on parle du taux de croissance, on parle également du déficit budgétaire. On nous dit qu’on va se tenir à 3,5% de déficit budgétaire, c’est évident que si la croissance est moindre, le déficit budgétaire va être encore beaucoup plus élevé. 

On nous parle également d’une récolte céréalière de 70 millions de quintaux. Cette année on a fait 52 millions et puis de toute façon nous sommes dans l’aléa le plus total puisque tout dépend de la pluie et du beau temps. Toutefois, cette campagne est en train de mal démarrer. Ce qui est certain est que s’il pleut suffisamment et surtout dans les moments où il y a un besoin, la campagne pourrait être bonne mais si ce n’est pas le cas, ce chiffre de 70 millions de quintaux ne sera pas atteint. Evidemment, il en découle là aussi un impact sur la croissance étant donné que la croissance de l’ensemble de l’économie est étroitement corrélée avec la récolte qui détermine le PIB agricole ainsi que le PIB d’ensemble. 

Par ailleurs, ce PLF est également fondé sur l’hypothèse d’un cours moyen de pétrole à 67 dollars le baril et un prix moyen du gaz butane à 350 dollars la tonne. Là aussi, on est dans l’incertitude absolue compte tenu des tambours de guerre qui battent au Moyen-Orient, si cela s’aggrave, le cours de pétrole va s’enflammer à son tour.  Ainsi, on note que ces hypothèses sont soient excessivement optimistes soient excessivement aléatoires. 

Après la publication de la note de présentation du PLF 2020 samedi dernier, tout le monde a commencé à chanter les louanges des mesures fiscales prévues par ce PLF étant donné qu’il prévoit un réaménagement du barème de l’IS et de la baisse de la cotisation minimale. Que pensez-vous de ces mesures ?

Alors que certaines mesures aboutissent à l’allègement des charges fiscales sur les bénéfices des entreprises, d’autres, qui pèsent sur la dépense de consommation (TVA par exemple), visent l’alourdissement des charges fiscales. D’ailleurs, la première chose qui frappe l’esprit est clairement les mesures qui concernent les zones franches, les exportations et Casablanca Finance City (CFC). Je trouve que c’est une soumission et une abdication devant les exigences de l’UE et de l’OCDE. Cela défie la souveraineté des Etats et des règles les plus élémentaires de la dignité. Vous savez que l’OCDE ainsi que l’UE ont changé leurs stratégies. A l’origine, ce sont justement ces mêmes puissances qui nous ont recommandé, il y a des décennies, d’opter pour des régimes de faveur pour les exportateurs, pour les zones franches et pour des zones financières comme la CFC étant donné qu’à l’époque cela collait avec leur vision de sous-traitance internationale. La délocalisation les intéressait à l’époque. Une entreprise européenne qui s’installait au Maroc avait avantage à avoir un régime d’exportations intéressant. Ainsi, ce sont eux qui nous ont poussés à opter pour ce régime de faveur. Toutefois, depuis qu’on parle de problèmes de délocalisation et de l’impact sur l’emploi en Europe, ils ont changé de position et de stratégie et considèrent dorénavant que ces avantages accordés aux exportateurs reflètent une concurrence fiscale déloyale. Ils les mettent au même plan que les paradis fiscaux. Ils ont depuis deux ans établi deux listes : une liste noire et une autre grise. La liste noire inclut les paradis fiscaux tandis que la liste grise inclut les pays tels que le Maroc et la Tunisie, des pays auxquels ils veulent imposer de renoncer à ces régimes. Le chantage est très simple : on commence à vous mettre dans la liste grise, ensuite, on vous indique que pour sortir de la liste grise, il faut changer un certain nombre de paramètres. C’est véritablement révoltant, on se demande ce que font nos gouvernements. 

Lors des assises fiscales, qui ont eu lieu en mai dernier, Pierre Moscovici, Commissaire européen aux Affaires économiques et monétaires, à la Fiscalité et à l’Union douanière a dit, sans se gêner, que si le Royaume veut sortir de cette liste grise, il faut renoncer à ces régimes de faveurs. Aujourd’hui, notre gouvernement “se couche” devant ces forces européennes. On ne s’attendait pas à ce que cela soit fait de cette manière. Plusieurs pensaient que le Maroc allait faire des concessions mais pas à ce point étant donné que tous les régimes d’exception ont été supprimés conformément aux directives de l’UE et de l’OCDE. Notre dépendance est ainsi aveugle aux intérêts des puissances européennes. 

Deuxième chose marquante : une hémorragie d’amnisties fiscales. On use et abuse des amnisties fiscales au point où cela n’a plus de sens. Par définition, une amnistie fiscale se fait une fois sur vingt ans ou trente ans pas plus : elle doit être exceptionnelle. En France, par exemple, on l’a fait qu’une seule fois après la Seconde Guerre mondiale. Une fois, cela peut se comprendre pour tourner la page. Toutefois, répéter le même processus chaque trois ans traduit une sorte d’incrédibilité et cela produit même l’effet contraire ce qui est désiré à la base puisque le message lancé aux fraudeurs les encourage à gruger et à frauder davantage étant donné que deux, trois ans après, de nouvelles amnisties auront lieu et les compteurs se remettront à zéro. Au lieu de limiter la fraude, cela l’accentue davantage. 

Le PLF comporte 4 amnisties. La première est une amnistie assez générale : tous les contribuables sur les exercices 2016, 2017 et 2018 qui ont “oublié” de déclarer leurs bénéfices ou leurs revenus peuvent le faire pour ne payer que « le principal » puisque l’Etat va renoncer aux majorations, aux sanctions et aux pénalités. La deuxième concerne les revenus fonciers à savoir les loyers. On sait bien que la grande majorité des gens ne déclarent pas ces revenus. Ils sont donc tenus aujourd’hui de déclarer les revenus perçus lors des années de non-prescription et ne paieront que 10% sur les revenus d’une année qui est 2018. La troisième amnistie concerne le blanchiment de l’argent sale. Pour faire claire et simple : l’idée est que depuis plusieurs années, on a observé une baisse de dépôt dans les banques et donc un développement du cash. Ainsi, le PLF propose aux gens de déclarer leur cash pour le déposer à la banque par la suite. L’Etat ne leur demandera que 5%. Quant à la quatrième amnistie, elle concerne la fuite des capitaux. La même opération a eu lieu en 2014 lorsqu’on a proposé une sorte de contribution libératoire pour tous les Marocains qui ont de l’argent ou des biens ou des avoirs immobiliers à l’extérieur. Il fallait les déclarer et ne payer que 5% du montant des avoirs liquides en devises rapatriés au Maroc et déposés dans des comptes en devises ou en dirhams convertibles. Cette opération visait à faire rentrer l’argent des Marocains qui se trouve à l’extérieur. Toutefois, si cette opération avait réussi à l’époque, on n’aurait plus besoin de refaire l’opération une deuxième fois. Cela veut dire que la fuite des capitaux a continué de plus belle. C’est l’effet pervers des amnisties. C’est “masochiste” comme politique qui “perd, d’ailleurs, de crédibilité”. Aujourd’hui, on a tellement besoin d’argent qu’on ne sait même plus quoi faire pour en avoir. Le plus grave est qu’on lance des messages aux fraudeurs qui se contredisent avec ce qu’on annonce. 

Un IS à 20% pour l’industrie et les technologies innovantes, réaménagement du barème de l’IR, suppression de la cotisation minimale, fiscalité simplifiée pour les petits métiers sont parmi les recommandations importantes des 3ème assises fiscales qui ont eu lieu du 3 au 4 mai à Skhirat. Est-ce que ces recommandations ont été prises en considération par l’Exécutif lors de l’élaboration du PLF 2020 ? 

Lors des assises fiscales, des experts, des économistes, des académiciens … ont formulé 167 recommandations, dont l’essentiel devait servir pour une Loi-cadre qui devait servir comme base pour les 5 prochains PLF. Toutefois, on note que le PLF de cette année a été élaboré en dehors d’une Loi-cadre. On dirait qu’on a oublié carrément ces orientations. Effectivement, on nous avait promis qu’on allait introduire un barème progressif et qu’on allait fiscaliser correctement, de manière conséquente, les revenus du capital. On nous avait promis un tas de mesures qui n’ont pas été prises en considération par la suite. On a l’impression que le gouvernement a tout simplement jeté aux oubliettes les recommandations des assises fiscales. D’ailleurs certaines mesures vont même à l’opposé de ces recommandations : par exemple, la Loi de Finances a prévu en 2019 de réduire l’IS de 20% à 17,5% pour les gains entre trois cent mille et 1 million de dirhams. Toutefois, cette année pour les bénéfices entre trois cent mille et un million de dirhams, ce taux de 17,5% va remonter encore à 20%. On sait bien que le Roi a invité les politiciens à s’occuper davantage de la classe moyenne. Cependant, ces mesures vont carrément à l’encontre des directives royales. Un autre exemple aussi parlant est celui de la cotisation minimale qui est un prélèvement controversé. D’ailleurs, plusieurs entreprises déclarent des résultats déficitaires ou nuls. La cotisation minimale aggrave donc la situation de ces entreprises, c’est pour cela que les recommandations des assises fiscales partent du principe que cette cotisation minimale doit être supprimée. Toutefois, cette recommandation n’a pas été respectée. L’année dernière, ce taux a été relevé de 0,5% à 0,75% sur le chiffre d’affaires (CA). Toutefois, cette année, ce taux est revenu à la situation de 2018 à savoir de 0,5%. 

Où est la ligne directrice ? Où est la logique ? On n’en sait rien. Ce PLF reflète, bel et bien, que l’Exécutif n’a aucune vision et aucune ligne directrice étant donné que d’une année à une autre plusieurs taux connaissent des fluctuations aberrantes, elle traduit aussi une sorte d’alourdissement de la charge fiscale « indirecte » (la TVA). Par exemple, le taux de TVA de la voiture économique est passé de 7 à 10%. Les dattes conditionnées vont passer de 0 à 20%. Les viandes et les poissons livrés aux restaurants, vont passer de 0 à 20%. L’huile de palme, elle, de 10 à 20%. Certains matériels agricoles, de 10 à 20%. Rares sont les exceptions qui vont aller dans l’autre sens, à savoir les vaccins qui vont baisser de 7 à 0% et les cinémas, les théâtres et les musées qui vont passer de 20 à 10%. 

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