Les huit derniers mois de l’année 2019 ont vu la montée, en Algérie, d’un mouvement de protestation sans précédent dans l’histoire du pays. Des millions de citoyens sont descendus dans les rues depuis février 2019 dans les wilayas (provinces) du pays. Tous les vendredis, semaine après semaine, des Algériens manifestent leur mécontentement.
Le vendredi 1er novembre était la 37ème semaine et la mobilisation s’est intensifiée. La démission, le 2 avril 2019, de l’ancien président Abdelaziz Bouteflika, qui avait déclenché le mouvement de contestation (le hirak, en arabe) avec sa décision de briguer un cinquième mandat, n’a pas suffi à résoudre le profond mécontentement social. La perspective d’un cinquième mandat de Bouteflika a été perçue par les jeunes générations exaspérées comme une provocation et une humiliation. La démission de Bouteflika, sous la pression de la rue et, surtout, le retrait de ses soutiens après 20 ans de collaboration étroite, a marqué un tournant, un changement inattendu. Le caractère pacifique et civique des manifestations a suscité l’admiration du monde entier, les observateurs les plus enthousiastes l’ayant qualifiée de «révolution des sourires». Après une période de transition au cours de laquelle le président du Sénat, Abdelkader Bensalah, est devenu chef de gouvernement par intérim pendant 90 jours, des élections ont été annoncées, annulées en juillet, puis convoquées à nouveau, à l’initiative de l’armée, le 12 décembre.
L’Algérie est à la croisée des chemins et doit décider de son avenir. Les avis sont partagés sur la promesse d’élections du mois prochain et les manifestations ne se sont pas estompées, bien au contraire. Après être descendus dans la rue, de nombreux algériens ont compris qu’ils avaient besoin de beaucoup plus que d’un simple changement de visage à la tête du pays. Les mouvements de la société civile opposés au système en place souhaitent un changement politique qui entraînera de profondes réformes sociales et économiques. Parce que la racine de la colère qui s’exprime actuellement dans les rues remonte loin dans le temps. Pour beaucoup d’observateurs, l’exaspération vis-à-vis du système politique est née de la frustration ressentie par les jeunes Algériens et du mécontentement social général.
Bien que le taux officiel de chômage soit de 11%, selon les chiffres du gouvernement, d’autres statistiques estiment ce taux à environ 35%. Les jeunes, qui représentent la moitié de la population (53% de la population à moins de 30 ans), sont les plus touchés. Une étude publiée en 2016 a révélé que près de quatre millions de personnes travaillaient dans l’économie informelle (en 2010), ce qui signifie que près de la moitié de la population en âge de travailler ne bénéficie d’aucune protection sociale. L’économie algérienne, fortement dépendante des exportations d’hydrocarbures, est en difficulté depuis la chute des prix du gaz et du pétrole en 2014, et les populations en ressentent de plus en plus les effets.
Le coût de la vie est devenu prohibitif pour les classes moyennes ces dernières années. Le salaire mensuel moyen est d’environ 30 000 dinars (225 €), mais il en coûte 50 000 dinars (373 €) pour louer un appartement de trois chambres à Alger. Selon une étude menée par la confédération des travailleurs indépendants algériens, la CGATA, une famille de cinq personnes a maintenant besoin d’un revenu de plus de 87 000 dinars par mois (649 €) pour vivre décemment. Un autre exemple est le prix des fruits et légumes, qui a explosé, augmentant de 100% dans certains cas en l’espace d’un an.
Comme le souligne Nassira Ghozlane, secrétaire générale du syndicat des travailleurs du secteur public, SNAPAP, à tous ces problèmes qui rendent la vie quotidienne difficile est l’état décrépit des services publics algériens, en particulier de la santé et de l’éducation. Les jeunes médecins (internes en médecine), les enseignants et les étudiants ont été les premiers à organiser des grèves et des manifestations, en 2015 et 2016, pour dénoncer le manque d’investissement, de considération et l’utilisation abusive des fonds publics. Pour Ghozlane, les luttes sectorielles ont été les incubateurs du mouvement de protestation qui est apparu aujourd’hui.
La pénurie dans le secteur de la santé publique est notoire. Bien que les soins de santé soient gratuits dans le secteur public, ceux qui en ont les moyens se tournent vers des soins privés ou se font soigner à l’étranger, à l’instar de l’ancien président de la République, Abdelaziz Bouteflika, qui a suscité des critiques parmi les Algériens pour avoir été traité en France.
L’économie algérienne subit les conséquences de sa dépendance à l’égard du secteur pétrolier et gazier (qui génère 75% de ses revenus) et du manque de développement dans d’autres secteurs, tels que l’agriculture ou les services, qui pourraient créer davantage d’emplois. La désillusion des manifestations du mardi organisées par les étudiants est la même pour tous : les études complémentaires sont abordables et beaucoup choisissent de les faire (le nombre d’étudiants a été multiplié par quatre en 20 ans), mais les chances de trouver un emploi sont faibles.
Les étudiants et les chômeurs formaient les rangs des toutes premières manifestations, aux côtés des familles à faible revenu et des employés du secteur public, apportant une diversité sociale inattendue au mouvement. «Ce sont des manifestations, dans leur forme la plus brute, dirigées par des jeunes sans expérience ni soutien partisan», explique le sociologue Nacera Djâbir. En effet, la volonté collective du mouvement s’est forgée en dehors de l’engagement de tout parti politique et va au-delà des revendications socioprofessionnelles des groupes qui le composent.
Sous les auspices de la CSA, une centrale syndicale indépendante, 28 syndicats ont appelé à une grève générale le 28 octobre, relativement bien soutenue (jusqu’à 75% dans certaines wilayas). «Les Algériens ne peuvent et ne voudront plus être humiliés. Ils veulent vivre dans une Algérie démocratique avec la justice sociale. La richesse nationale doit être équitablement répartie. Le clientélisme et la corruption doivent être bannis à jamais», s’exclame Boualem Amoura, président du syndicat national des travailleurs de l’éducation et de la formation, SATEF, et membre actif du CSA. «Vous avez pillé le pays, bande de voleurs», «Nous voulons une part des recettes», étaient parmi les slogans souvent entendus lors des manifestations.
À environ un mois des élections, les candidats mènent une campagne insupportable. Les pouvoirs en place veulent se rendre aux urnes à tout prix. Et les arrestations de manifestants et de personnalités de l’opposition se multiplient. « Le régime ne résisterait pas à un troisième report des élections », écrit le quotidien El Watan. L’organe indépendant chargé d’organiser les élections a donné l’assurance que le vote serait transparent et décisif pour l’avenir du pays. Mais son président n’est autre que l’ancien ministre de la Justice de Bouteflika, d’où le manque de confiance des manifestants dans le corps et la forte probabilité qu’ils boycottent les élections. Les prochaines semaines seront décisives pour l’avenir du pays.